Institut d'étude des intervalles

Comme Pénélope, j’ai défait la nuit

Giulietta Mottini

Comme Pénélope, j’ai défait la nuit

Comme Pénélope, j’ai défait la nuit.
J’ai choisi mes fils, tissé le jour, défait la nuit. J’ai tressé Sans alcool aux Traces de vie à Marthe aux Cendres à La bonne à Ce nom qui n’est pas le mien. J’ai fait et défait les fils d’Alice Rivaz. Ses joies et son amertume, ses doutes et son flair, sa liberté, son opiniâtreté. J’ai fait et défait les fils, ceux-là mêmes que jour après nuit, elle a fait et défait.

Elle dit : dans mes veines coule un sang mélangé de paysans et de vignerons, d’horlogers, d’évangélistes et de maître d’école. Leurs os, leurs noms sont confondus sous la lave des petits cimetières de campagne, entre Léman et Jura, et la saveur de leur vie s’est résorbée elle aussi comme de la boue séchée aux lieux mêmes où se préparait, dans le secret, mon corps futur.

Dans mon ascendance féminine, nombreuses celles qui furent ménagères, fileuses, horlogères, vigneronnes. En attendant, qu’est-il, cet être féminin qui s’est mis à rabâcher son existence, que voudrait-il être, si ce n’est deux mains qui ramènent vers la rive, chaque soir, un filet ? Qui, chaque jour, voudrait tenter de sauver ce qui sera bientôt recouvert par la nuit.

Je suis née en 1892, pendant les canicules. Et quand j’écris cette date, je pense tout de suite à l’autre date, à celle qui attend pour chacun de nous de toute éternité.

Désormais, j’ai largement dépassé le milieu de mon âge. Ni fils, ni fille. Point de mari. Le corps de mon père fut livré aux flammes voici des années déjà. Il avait craint la mort plus que tout autre chose au monde, et pourtant, personne ne s’est moins défendu contre elle. Dès qu’il l’eut reconnue, ne s’y est-il pas abandonné comme à une secrète préférence longtemps ignorée de lui-même et de nous, sa femme et sa fille.

Ma mère et moi ne nous doutions pas de ce qu’il mijotait…Après avoir mangé, il s’est levé comme d’habitude, il s’est dirigé vers la porte et il a dit : « Je m’en vais… » J’ai pensé qu’il allait au chantier, mais au moment de passer la porte il a ajouté curieusement : « J’en ai assez de la cuisine au beurre… »

Que deviennent-ils quand le nom qu’ils ont porté a été rayé de la liste des vivants ?
Que deviennent les yeux, que deviennent les bouches, les lèvres que gonflait un si confiant, naïf et grand bonheur de vivre ?

Les lèvres. Les bouches. La bouche de ma mère qui avait longtemps mâché l’amertume, toi mort, lui en est revenu à la bouche, non l’amer, mais le miel.

Et puis, si tu savais, si tu avais vu, comme elle ramassait, glaneuse, infatigable, chaque épi tombé, comme elle remontait chaque maille, ratissait, grattait pour retrouver les moindres débris, comme elle pétrissait sans cesse la pâte de l’amour ancien pour en faire un pain d’éternité.

Peut-être qu’un jour les hommes n’auront sur les lèvres qu’un même nom pour dire la vie et pour dire la mort ?

Tu es heureux ?
Nicole s’adresse à René.
Il répond : Heureux ! Quelle question ! L’important n’est pas là…Heureux ! Il n’y a vraiment que toi pour poser des questions pareilles…C’est comme lorsque tu me demandais si je savais ce qu’était aimer…
Impossible de savoir s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement avec cette cigarette qui lui masquait la moitié de la bouche. Pourtant il disait vrai. Un jour, elle lui avait posé cette question, elle se souvenait trop pourquoi.
Elle risqua l’interrogation dangereuse entre toutes : Et sais-tu ce que c’est maintenant ?
D’un trait il avala sa tasse de thé tandis qu’elle attendait fébrilement sa réponse. Non il ne savait pas encore, du moins pas très bien…mais il sentait qu’un jour, bientôt, il saurait…
Oui, je crois que bientôt je saurai…

Il n’y avait plus que leurs corps face à face, avec leurs visages découverts et leurs lèvres qui attendaient de nouveau de se reconnaître et, en eux, la peur qui grandissait.

Que deviennent les yeux, les bouches, les lèvres que gonflait un si confiant, naïf et grand bonheur de vivre ?

Il y a dans la vie une sorte de gaucherie, de fragilité de santé, de constitution faible, de bégaiement vital. C’est Gilles qui parle. Deleuze. Curieux entrelacement, surprenante image. Je voulais tresser les écrits d’Alice et ceux de Gilles sont apparus. Il y a dans la vie une sorte de gaucherie, dit-il, de fragilité de santé, de constitution faible, de bégaiement vital qui constitue le charme d’une personne. Le charme, source de vie, comme le style, source d’écrire.

Le début d’un livre, dit Alice, c’est un peu comme l’apparition d’une multitude de ruisselets qui glissent à la surface du sol, indépendants les uns des autres, mais que les accidents du terrain finissent par réunir.

Ceux qui n’ont pas de charme n’ont pas de vie, ajoute Gilles, ils sont comme morts. Le charme, c’est un coup de dés. Un coup de dés nécessairement vainqueur. C’est ce qui fait saisir les personnes comme autant de combinaisons et de chances uniques. À travers chaque combinaison fragile, c’est une puissance de vie qui s’affirme, avec une force, une obstination, une persévération dans l’être sans égale. L’écriture a pour seule fin la vie, à travers les combinaisons qu’elle tire.

Alice répond : N’est-il pas temps, dès lors, de rompre mon silence, de faire appel aux mots ?

Tant d’hommes attendent d’être au bord du trou pour s’en apercevoir et se remuer. Incapables de faire le moindre effort pour prévenir un mal dont ils ne sont pas absolument sûrs qu’il se produira. Tellement paresseux et imprévoyants d’ordinaire, et tout à coup plus héroïques les uns que les autres quand le malheur est là, tous prêts à y laisser leur peau.

Plutôt mort que vivant.

Peut-être qu’un jour les hommes n’auront sur les lèvres qu’un même nom pour dire la vie et pour dire la mort ?

Tu étais faible encore, toute secouée au sortir de ces terribles heures où tu avais réclamé la mort mais où, à la place de la mort, c’était une nouvelle vie qui était venue s’ajouter à la tienne. Tu t’étais mise à pleurer de joie et de désespoir à la fois. Ainsi, dans la chambre de clinique, vous étiez deux à pleurer, le nouveau-né et toi.

Serait-ce dès lors une sorte de défi ? Faire le compte des vivants et des morts avant le coucher du soleil ? Les rassembler autour de soi comme un troupeau, les ramener à la rive, ainsi fait le pêcheur de son filet ?

Maintenant ton petit garçon attend dans sa chambre d’enfant que le soir tombe et qu’on allume l’arbre. Il n’aime, comme il le dit lui-même, que les trains et les loups.

Il te faudra trouver un toit, une porte, afin que réunis de nouveau grâce aux mots, tenus ensemble sur la page, les visages perdus et rappelés, se reconnaissent et se rassurent, mêlent leur chaleur de ressuscités dans les débris de leur vie retrouvée.

Comme Pénélope, j’ai choisi mes fils, tissé le jour, défait la nuit.
Car je crois que les morts ont encore besoin de nous, c’est Alice qui le dit.



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Remerciements à l’Association Alice Rivaz pour l’aimable autorisation d’inclure dans ce textes des passages de la romancière.

Sources:

Alice Rivaz, « Sans alcool », « Une Marthe » et « La Bonne » in Sans Alcool, Genève: Zoé, 2020 [1985]
Alice Rivaz,
Comptez vos jours, Vevey: L’Aire, 2016 [1966]
Alice Rivaz,
Traces de vie, Vevey: L’Aire, 2020 [1983]
Alice Rivaz,
Ce nom qui n’est pas le mien, Vevey: L’Aire, 1998 [1980]
Gilles Deleuze & Claire Parnet, Dialogues, Paris: Flammarion, 2025 [1977]