Entretien avec Carolina Kobelinsky
Porter les mort·es, contrer l’oubli
À partir de 2015, la petite ville de Catane, à l’est de la Sicile, devient l’un des plus grands ports de débarquement pour les personnes migrantes en péril en Méditerranée. Les bateaux transportent de nombreuses personnes à la recherche d’une vie meilleure, mais aussi les corps de celles et ceux qui n’ont pas survécu à la traversée. Un groupe d’habitant·es bénévoles se mobilise alors pour faire face à l’absence de mesures existantes visant à identifier ces corps et informer les familles. Deux anthropologues, Carolina Kobelinsky et Filippo Furri, vont accompagner le patient travail de recherche mené par ces bénévoles pour tenter de « relier un corps à une histoire », et offrir à ces défunt·es une forme d’hospitalité à laquelle les politiques publiques font défaut. Avec l’ouvrage Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée (La Découverte, 2024), Kobelinsky et Furri retracent minutieusement le développement de ces recherches, dévoilant au passage la force des liens qui peuvent se tisser entre des mort·es et des vivant·es.
iei – Comment avez-vous démarré cette recherche ?
ck – À l’origine de ce livre, je travaillais depuis quelques années en anthropologue, sur les traitements à la fois matériels et symboliques des morts aux frontières sud de l’Europe. Je travaillais notamment avec des personnes qui ont fait l’expérience de la traversée, auprès de qui j’avais compris que la mort et la disparition à la frontière étaient des réalités omniprésentes. Je m’intéressais aux récits que les personnes en faisaient, et je m’y intéresse toujours aujourd’hui. Au départ, je travaillais à la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla, dans le Nord de l’Afrique. D’abord autour de cette enclave et après dans le sud de l’Espagne, en suivant ces personnes. Quant à Filippo, mon co-équipier dans cette recherche, il s’intéressait aussi à la question des morts et des disparitions aux frontières européennes, avec une approche un peu différente: il a lui aussi un parcours d’anthropologue, mais il s’y intéressait surtout comme militant, comme chercheur engagé, au sein de Migreurop et des quelques coalitions qui avaient pour objet de dénoncer et de rendre visible les effets délétères du régime contemporain des frontières, à savoir la trame des politiques à l’œuvre actuellement. Et je crois qu’à partir des naufrages d’octobre 2013 au large de Lampedusa, qui ont eu un retentissement assez important du point de vue médiatique, il était assez présent dans le sud de l’Italie et avait développé une connaissance assez fine de ce qui se passait, à la fois en termes de traitement et de prise en charge des personnes migrantes, soit institutionnelle soit plutôt informelle, dans différents endroits, à commencer par Lampedusa. Dans le cadre de ses activités engagées, il est allé à Catane, cette ville à l’Est de la Sicile où nous allons faire notre enquête quelque temps plus tard. Il y a rencontré Silvia Dizzia, qui finalement est devenue l’un des personnages principaux de notre ouvrage. Avec d’autres bénévoles à Catane, elle participait activement au travail que menait le comité local de la Croix-Rouge sur le port de la ville au moment des débarquements. Ce que faisait Silvia, avec Ricardo, Davide, Leila et beaucoup d’autres, c’était d’être là pour apporter les premiers secours, pour apporter un kit d’hygiène et ainsi participer au travail d’accueil au moment du débarquement des personnes qui ont survécu à la traversée et qui arrivaient dans le port de Catane. Il faut savoir que globalement, entre 2015 et 2018, Catane va devenir l’un des plus importants ports de débarquement en Italie pour les personnes migrantes qui sont en péril en mer. Et dans le cadre de ce travail-là, Silvia et les autres voient non seulement débarquer des personnes migrantes vivantes, mais aussi des corps de personnes mort·es en mer. Quelque chose émerge alors de l’ordre d’un malaise, une forme de colère vis-à-vis de ce qu’ils et elles découvrent assez vite : si ces corps étaient inspectés pour déterminer les causes du décès, qu’ils étaient amenés à la morgue et ensuite enterrés dans le cimetière municipal, par contre rien n’était fait pour annoncer le décès aux familles ni, plus important encore, pour pouvoir retrouver les familles. Rien n’était fait pour tenter de les identifier.La plupart de ces corps sont des corps sans nom, en quelque sorte, on ne sait pas qui sont les personnes derrière ces corps. En discutant de tout cela avec Filippo, Silvia a manifesté la volonté de « faire quelque chose » pour ces mort·es et leurs familles. Surtout en sachant – et ça c’est un élément fondamental – qu’aucune institution en Italie ni en Europe n’avait parmi ses compétences celle de travailler en vue de l’identification des corps des personnes décédées en route pour l’Europe. Quand Filippo comprend qu’il y a quelque chose qui va se mettre en place, il m’appelle. On s’était perdus de vue depuis longtemps, mais il m’appelle et me dit : « Je sais que tu travailles aussi sur ces sujets, il faut absolument que tu viennes. C’est maintenant ! Il y a quelque chose qui se monte, allons-y! » Et on y est allé·es!
Ce qui s’est mis en place, c’est un projet qui émerge au sein d’un petit groupe de personnes du comité local de la Croix-Rouge de Catane, pour travailler en vue de l’identification de ces personnes défuntes. Ce que nous avons fait avec Filippo, c’est de nous engager dans le suivi de leurs péripéties en vue de monter ce projet, qui va assez vite devenir le projet de constitution d’une base de données rassemblant toutes les informations contenues dans des institutions diverses et variées qui pourraient avoir des détails, des pistes, des bribes d’histoires relatives aux corps enterrés dans le cimetière municipal. En même temps que ce projet émerge à Catane, nous avons commencé à l’accompagner, à le suivre, à l’ethnographier.
Le projet vise à tenter d’identifier ces personnes, en faisant le pari que les informations éparpillées dans les documents produits ou collectés par des institutions dépendant de la Mairie – état civil, pompes funèbres municipales, cimetière – ou dépendant du judiciaire – police scientifique, police judiciaire, tribunaux –, que ces informations contenues dans les documents des uns et des autres mis ensemble pouvaient éventuellement permettre d’obtenir des pistes, qui pourraient éventuellement mener vers un nom, donc vers une identité civile et donc, in fine, vers une famille. On est encore assez loin de cette idée d’associer un corps une identité civile, comme on peut voir dans les pratiques – ou j’allais dire, dans l’imaginaire – du monde des forensic sciences, CSA (crime scene analysis), toutes ces choses dont on a été abreuvé·es. Non pas que ça n’existe pas, mais d’une part c’est un projet qui est monté par des personnes qui n’ont pas de compétences particulières en la matière, et d’autre part il n’y a pas d’argent pour ça. Donc c’est un travail très artisanal et vraiment tout petit qui se met en place. De toute façon, la question de l’identification médico-légale pour les corps des personnes migrantes décédées en route pour l’Europe est très complexe, parce que pour pouvoir identifier les gens avec les méthodes qui sont celles que l’on utilise de plus en plus aujourd’hui dans ce domaine-là, à savoir les matchs d’ADN, eh bien pour pouvoir faire un match il faut qu’il y ait deux prélèvements à comparer. Ici on peut effectivement avoir les prélèvements des corps, mais on n’a pas d’échantillons d’ADN des familles. Comment faire le lien ? C’est encore une autre histoire.
En tous les cas, ce n’est pas par-là que cette équipe peut agir, mais plutôt à partir de ce qui est déjà produit et qui est négligé, en quelque sorte. À savoir : des bouts d’information retrouvés ici et là. Elles·ils font le pari que, en mettant ces informations ensemble, il y aurait peut-être moyen de relier un corps à une identité, de relier un corps à une histoire. Le groupe se met donc au travail, et réussit à obtenir un accès aux archives. C’est l’originalité de ce projet, parce que le long de la frontière il y a quand même pas mal d’initiatives avec des personnes qui se mobilisent pour tenter, si ce n’est d’identifier, au moins de « respecter » les morts ou de leur rendre une forme de « dignité », ce sont des termes que j’ai souvent entendu un peu partout où je vais. Des gens sont déjà mobilisés, mais là en l’occurrence, peut-être parce que la Croix-Rouge de Catane a la cote, ce petit groupe a réussi à formaliser des accords avec la Mairie d’une part et le Parquet d’autre part, pour avoir un accès complet aux archives des différentes institutions relatives au débarquement des vivant·es et des mort·es.
Le projet commence à se mettre en place, et il consiste tout d’abord à rassembler les informations. Des questions assez simples se posent: quelles sont les informations utiles ? On n’en sait rien, personne ne sait. Il y a donc un apprentissage qui se met en place, et surtout on lit beaucoup. Je dis « on » parce qu’avec Filippo on l’a fait aussi, mais nos interlocuteurs·ices, Silvia, Ricardo et Davide, ces trois-là notamment, commencent à fréquenter les différents bureaux de la police scientifique, de la police judiciaire, de l’état civil, du cimetière et des pompes funèbres, pour consulter les différents documents et pour discuter avec les agents de ces différentes institutions qui avaient rédigé les documents ou qui avaient participé aux opérations sur les bateaux pour la prise de déclaration au moment de l’ouverture des enquêtes. Parce qu’il n’y a pas d’obligation de travailler à l’identification, mais quand même le parquet ouvre une enquête pour savoir si il y a eu crime, et si c’est le cas, d’essayer de trouver les coupables – ce qui dans ce domaine, globalement, revient à traquer les passeurs.
Toujours est-il que dans ce travail d’investigation, la police judiciaire notamment obtient des déclarations des survivantes et des survivants, et même si les questions qui sont posées ont à voir avec les conditions de départ et la question des trafiquants supposés, dans les réponses il peut y avoir – il y a, de fait – un certain nombre de déclarations qui ont à voir avec ce qu’ils et elles ont vécu, dont le fait d’avoir été à côté d’une personne qui est décédée, qui est tombée à l’eau, etc., et donc d’avoir éventuellement des informations la concernant. Comme je le disais, c’est un travail assez artisanal qui demande du temps, des lectures nombreuses des documents – parce que justement on ne sait pas très bien comment faire – pour consigner tout ça, dans un premier temps dans un fichier Excel tout à fait basique. Et dans les discussions avec les différent·es institutions, une partie importante des employé·es commence à participer activement à ce projet, en se pliant à ce travail de construction d’hypothèses, en participant à ces conversations autour des documents concernant les corps qui ont été enterrés dans le cimetière municipal. Et dans cette démarche, il y a clairement la question de départ qui consiste, comme le formulait Riccardo, à proposer « un acte minimal d’hospitalité ». La tentative d’identifier ces personnes et surtout d’établir le contact avec les familles est pensée comme une façon de donner de l’hospitalité, d’accueillir ces personnes. Mais dans ce travail, dans ce côtoiement des mort·es, à travers des bribes de leur histoire ou de documents les concernant, dans l’observation minutieuse des photos, des objets que la police a trouvé dans les poches des pantalons ou autour des corps, dans tout cela ainsi que les visites très nombreuses au cimetière, des liens commencent à émerger entre les vivant·es et les mort·es. Des liens commencent à émerger – c’est ce qu’on commence à observer avec Filippo – pour les personnes du comité local que l’on suit en particulier, mais aussi les employé·es de l’état civil, des pompes funèbres, de la police etc., qui commencent à développer des formes d’attachement à ces mort·es qu’ils et elles connaissent finalement très peu. En attendant de les identifier, elles·ils les nomment d’une certaine façon, en essayant toujours de ne pas trop reprendre les nomenclatures alphanumériques, les codes administratifs qui leur ont été attribués par la police où au cimetière, même si parfois c’est ceux-là qu’on reprend faute de mieux. D’autre fois, ce sont des marques particulières sur certains corps, dont ils et elles ont eu connaissance dans les documents de la police scientifique ou par les inspecteurs, qui permettent de distinguer un corps des autres corps. On va donc commencer à les appeler, typiquement, « la femme à l’étoile » – il y a quelque chose d’assez poétique de dire la femme à l’étoile pour faire référence à une jeune femme dont on ne sait que sa taille, et le fait qu’elle avait une étoile tatouée au creux du pouce de la main gauche. C’est comme ça qu’on va commencer à la nommer pour se référer à ce corps en particulier. Et c’est un peu comme ça que, de plus en plus, on voit que nos interlocuteurs et interlocutrices parlent des mort·es. Comme le disait assez joliment le responsable des pompes funèbres municipales: « Vous savez, nous, ces morts, on les ramène à la maison ». On parle ici de quelqu’un qui a affaire à la mort, c’est son métier… Mais ces mort·es n’étaient « pas comme les autres ». Ces mort·es n’était pas comme les autres, parce que tout le monde souligne leur jeunesse, pour la plupart, mais aussi leur solitude. Je ne sais plus si c’est ce monsieur ou un autre employé des pompes funèbres qui m’a dit: « Nous, on est habitué·es aux pleurs des familles, là il n’y a rien, il y a un silence absolu quand on travaille ». C’est assez marquant. Donc on les ramène à la maison, li portiamo a casa, on en parle. En l’occurence, ce Monsieur Mancini, il en parlait à sa femme très souvent. D’autres interlocuteurs·ices nous ont dit à peu près la même chose. Mais surtout, il s’agit aussi de leur faire une place à la maison.
On nous a beaucoup fait part des rêves, des cauchemars que font ces personnes. Comment les mort·es apparaissent, soit les mort·es aux frontières en général, soit certain·es mort·es en particulier, qui les ont particulièrement marqués sans doute. Comment ces disparu·es apparaissent dans leur vie onirique, mais aussi comment certaines personnes vont systématiquement leur rendre visite au cimetière, comment on se retrouve à plusieurs ou tout·e seul·e à imaginer quelque chose de la vie de ces mort·es. La vie qu’ils et elles auraient pu avoir, auraient voulu avoir. La vie qu’ils et elles auraient dû avoir. Et ce sont des moments assez importants, il me semble, dans ce qu’on a pu observer. Par exemple autour d’une conversation dans les locaux de la police scientifique, autour de l’observation d’une photo, où le tatouage d’une croix va faire penser à Riccardo qu’il s’agit d’un jeune Copte. Mais il n’en sait rien, il se dit que c’est peut-être un Copte et quelqu’un d’autre est du même avis, ou non. On se met comme ça presque à rêvasser, à imaginer. Et qu’est-ce qu’on imagine ? On imagine ces mort·es en vie. Peut-être pas tellement leur vie posthume, sur laquelle je reviendrai après, mais surtout la vie dont nos interlocuteurs et interlocutrices pensent qu’elles·ils rêvaient. Et il nous semblait avec Filippo que c’est dans cet acte-là que quelque chose se tissait, de l’ordre d’un rapprochement – certain·es anthropologues parleraient de « présentification » – de renforcement des liens avec ces mort·es dont, encore une fois, ils et elles ne connaissent que très peu de choses. L’imagination est nécessaire, justement parce qu’il y a une énorme part d’inconnue. Et dans toutes ces petites actions, comme de rendre visite au cimetière, d’en parler à ses proches quand on rentre à la maison, ou d’écrire sur elles·eux (certain·es de nos interlocuteurs·ices écrivent leur pensées), et bien sûr dans tout le travail mené pour la mise en place de cette base de donnée et la volonté de travailler systématiquement vers l’identification des corps et le rapprochement avec les familles, dans tous ces gestes nous voyons quelque chose de l’ordre d’une nouvelle inscription sociale de ces mort·es. Pour le dire simplement: une façon pour les vivant·es de les introduire, de leur accorder une place au sein de leur propre vie, de leur proposer presque une nouvelle généalogie, en attendant peut-être de pouvoir les restituer à leurs véritables familles.
Dans cette façon d’accorder une place, d’en parler, d’y penser, et toujours aussi dans ce travail sur la base de données, il nous a semblé voir avec Filippo une façon de prendre soin des mort·es qui était clairement à l’origine du projet, dans la mesure où elles·ils disaient « il faut leur offrir l’hospitalité ». Je ne sais plus si c’était Davide ou Riccardo qui disait: « On vient offrir l’hospitalité aux mort·es, celle-là même qu’on n’a pas pu donner ou qu’on ne veut pas donner – là, il parlait politiquement – aux vivant·es ». On essaie de compenser l’hostilité par l’hospitalité, quelque chose comme ça. Donc la question d’apporter une attention particulière est présente depuis le début, mais je pense que pour ces personnes et nous-mêmes, la question de ces formes aussi singulières et fortes d’attachement, qui sont aussi des formes de soin, n’était pas un objectif. C’est quelque chose qui a émergé.
iei – On pourrait dire que ce que vous pouvez observer auprès de ce groupe, avec ce soin particulier et tous ces efforts pour mettre en place quelque chose qui n’existait pas, contraste avec un contexte plus général qui offre une image complètement opposée, avec des morts anonymes, une très forte dépersonnalisation ou déshumanisation dans la manière de nommer des personnes en mouvement. Vous évoquez aussi cette question : celle de voir comment les gens sont nommés.
ck – Effectivement, ce projet souligne cet effort d’hospitalité, cette création d’attachement, cette volonté de nommer, d’individualiser, de personnaliser et d’humaniser, d’autant plus que le contexte politique va totalement à l’opposé. C’était l’un des éléments les plus frappants depuis le début, la façon dont tous les acteurs·trices – et là je ne pense pas uniquement aux bénévoles qui sont au cœur du projet, mais aussi à tous·tes les acteurs·trices impliqué·es dans les différentes institutions – qui toutes et tous ont toujours souligné l’humanité de ces mort·es, et l’importance qu’avait à leurs yeux le projet pour leur témoigner une forme de respect. Il y avait toujours des propos qui associaient la question de la dignité des mort·es à celle de l’humanité et de l’individualité qu’il fallait leur accorder.
Un autre élément qu’il faut souligner, c’est que ce projet se met en place dans un environnement d’indifférence – si ce n’est d’hostilité, mais disons largement d’indifférence – à l’arrivée des mort·es et des vivant·es. Il y a presque une forme d’anesthésie à l’égard de toutes ces informations qui nous parviennent et qui la plupart du temps parlent de ces questions en termes de phénomène massif, qui décrivent presque une masse uniforme, où il est très difficile d’avoir des éléments qui individualisent les personnes, qu’elles soient vivantes ou mortes. D’autre part, cela se passe aussi dans un contexte de criminalisation de l’aide aux personnes migrantes. Et là, de façon assez intéressante, le projet permet à ces personnes de se mobiliser sans aucune difficulté, voire même avec l’accord, l’aide et l’accompagnement des autorités, probablement parce qu’il s’agit des mort·es. Et donc elles peuvent s’engager. Ce qui est assez intéressant, c’est que les personnes qui commencent à graviter autour du projet n’étaient pour certaines pas particulièrement sensibles à la question de l’arrivée des personnes migrantes, qu’elles n’ont pas des profils d’activistes, loin de là. Mais du fait de ce côtoiement, des transformations vont s’opérer dans la façon de percevoir les enjeux migratoires, et peut-être même de percevoir l’altérité. Le rapport à l’autre ne sera plus tout à fait le même pour les personnes qui participent à ce projet.
iei – Dans un passage du livre, vous mentionnez ce contraste entre le traitement des vivant·es et des mort·es. Le fait que, d’un côté, les personnes qui suivent ces parcours de migration, quand elles sont vivantes, sont souvent présentées comme des menaces, sont criminalisées et vont faire l’objet d’une volonté de contrôle acharnée. Tandis que de l’autre côté, les mort·es font plutôt face à l’invisibilisation, à l’indifférence. Sauf qu’il y a tout de même cette matérialité des corps à gérer, qui pose des questions impossibles à esquiver. Ce n’est pas possible de ne pas traiter des corps qui sont là, et qui posent en fait énormément de questions.
ck – C’est aussi l’un des points de départ de ce projet, le fait que les bénévoles du comité ont pu voir cet effet miroir complètement fou : en même temps, sur la même jetée, dans un même débarquement, une batterie ou un arsenal de procédures visant à enregistrer, identifier, trier, tracer les vivant·es, et le néant le plus total en matière de traçage pour les personnes décédées. C’est quelque chose qui apparaît très fortement dès le début pour les initiateurs·ices du projet. En explorant avec elles·eux dans une phase préliminaire, on commence à voir quelles seraient les institutions qui ont affaire aux corps morts, comment elles les gèrent, selon quel code, quelle réglementation, et on voit clairement qu’il y a une base minimale de choses qu’il faut faire, surtout parce que les corps posent un problème en termes de santé publique. Un corps, c’est une dépouille, il faut la traiter, c’est ça qui est au cœur du traitement matériel dans un premier temps pour les autorités, mais finalement ces autorités-là ne savent pas très bien comment faire non plus. Parce que c’est une chose lorsque l’on débarque un, deux ou trois corps, c’en est une autre lorsqu’on en débarque 49 et qu’on est en plein mois d’août, qu’il n’y a pas de place dans les morgues. Ça pose des problèmes très concrets de gestion – presque – de catastrophe, que l’on n’avait pas forcément prévu, de la même façon qu’on n’avait pas prévu où les enterrer.
Ce sont toutes des choses qui vont se mettre en place, sans trop de prévision au début, dans l’urgence, et qui au fur et à mesure acquièrent une forme plus ou moins institutionnelle et plus standardisée de prise en charge. D’ailleurs, on peut tout à fait retracer cette évolution dans la façon d’apposer des nomenclatures aux corps qui arrivent. Quand on va au cimetière, on voit sur les plaques que ce n’est pas très clair, non seulement parce que c’est obscur comme nomenclature, mais surtout parce qu’on comprend très vite qu’il y en a plusieurs, qu’il n’y a pas une seule façon de faire. En posant des questions une fois, deux fois, cinquante fois, on comprend qu’en fait ce sont des couches, des moments d’apprentissage… Comme on ne sait pas très bien quoi faire au début, on fait d’une façon, après on se dit qu’on aurait dû faire autrement et donc on apprend sur le tas. Et c’est aussi une bureaucratie qui se met en place et qui se crée à chaud, au fur et à mesure des débarquements. De la même façon que si l’on s’intéresse aux formes de recueillement, ou aux pratiques rituelles ou cérémonielles autour de ces corps, il y a différents moments. Encore une fois, on ne sait pas très bien comment faire, on fait en fonction des personnes présentes au moment de l’enterrement ou au moment du débarquement, c’est à chaque fois un peu différent et jamais standardisé.
Ce que va mettre en avant le projet de Silvia, Riccardo, Davide et toutes les personnes qui s’y greffent par la suite, c’est de se donner les moyens de créer une façon de faire pour tenter d’obtenir toutes les informations utiles à l’identification. Ensuite, ça marche moyennement et c’est toujours à améliorer et jamais complètement efficace, mais en tout cas il y a cette volonté-là d’apprendre des expériences passées pour essayer d’établir une méthode, en se disant que les mort·es aux frontières ne vont pas diminuer. D’ailleurs, maintenant tout le problème, c’est qu’en raison des accords binationaux, des impossibilités, des contraintes particulières au débarquement notamment en Italie, il y a de plus en plus de corps dont on a strictement aucune idée de l’existence de ce côté de la Méditerranée, parce qu’ils débarquent ou sont repêchés sur les côtes libyennes ou tunisiennes, et pas de ce côté.
iei – Il y a quelque chose de saisissant, à la lecture de votre recherche, c’est de voir comment le fait de mettre en place tous ces protocoles, de la part de personnes qui se trouvent sur l’un des fronts de ces politiques migratoires meurtrières… simplement le fait d’harmoniser des procédures, d’avoir un fichier Excel, d’avoir ces démarches qui sembleraient très administratives et qu’on ne penserait pas très « humaines », vise justement à redonner quelque chose comme une histoire, à faire au moins un petit pas pour ré-humaniser ces personnes, là où c’est possible, malgré beaucoup de manques et d’impossibilités. À ce moment-là, ça devient un geste d’humanité.
ck – Oui, il y a quelque chose d’assez paradoxal dans ce projet qui est que, finalement, on reprend un agir étatique, qui était absent, pour en faire un moyen de visibilisation, voire même pour certain·es de dénonciation et de dignification de ces personnes décédées. Et c’est assez paradoxal dans la mesure où c’est ce qu’on critique par rapport aux vivant·es, que l’on tente ici de construire pour les mort·es, bien sûr pas avec les mêmes objectifs, mais il y a une sorte de symétrie assez intéressante à penser.
iei – Il y a aussi cette question qui traverse l’ouvrage, celle de l’agentivité des personnes décédées, aussi bien peut-être à travers ce qui peut être perçu de ces trajectoires empêchées, irrésolues, ce à quoi elles en appelaient, ce besoin de lien avec des origines, avec une famille, avec des gens qui attendraient des nouvelles, et puis dans la façon dont ces corps font faire des choses à des gens.
ck – C’est vrai que les mort·es font faire des choses à ces vivant·es en particulier, qui les côtoient et qui leur accordent une forme d’attention et de soins. Mais elles·ils font faire des choses plus largement. On disait tout à l’heure que ce projet se met en place dans un cadre d’indifférence généralisée. Mais pour ne prendre qu’un exemple très simple et modeste: le 1er novembre lors de la fête des morts, qui est très importante en Sicile, les gens se rendent au cimetière pour rendre visite et pour commémorer leurs morts, et lors de la dernière fête des morts j’ai passé un bon moment au cimetière. J’y ai vu des dizaines et des dizaines de personnes qui s’arrêtaient devant le monument en hommage aux personnes mortes en Méditerranée, pour se recueillir, pour laisser des fleurs, pour laisser une petite figurine ou une image. Je le savais, puisque tout le monde m’en parlait, mais je ne l’avais pas observé. Surtout, j’ai été frappée du nombre de personnes qui, pour discuter avec certaines d’entre elles, n’ont aucune démarche particulière vis-à-vis des personnes migrantes. Mais quand elles viennent là, qu’elles voient le monument en sachant qu’il contient les restes de 23 personnes décédées en route pour l’Europe, elles ne peuvent pas ne pas leur rendre hommage. C’est assez intéressant, parce que on voit bien comment le monument fait trace, une trace lisible dans le paysage pour les personnes qui passent, et c’est pour ça qu’elles peuvent y déposer des fleurs. Alors que l’autre espace au sein du cimetière municipal que l’on appelle le « carré migrants », qui est consacré aux corps des personnes arrivées lors des opérations de débarquement ou suite à des opérations de sauvetage en mer, cet espace-là est très cryptique. C’est un espace assez grand, où il n’y a que des plaques noires sur des monticules de terre, qui ne donnent comme information que les codes dont on parlait tout à l’heure, pour distinguer les corps, et éventuellement des dates et des noms de bateaux. Mais si on ne connaît pas l’histoire de cet espace-là, on ne comprendra jamais qu’il s’agit des personnes décédées en Méditerranée. J’avais passé la matinée à un endroit et l’après-midi à l’autre, on voyait bien que les gens ne savaient pas, à part quelques personnes qui s’arrêtaient et avec qui j’ai discuté, qui connaissaient l’existence de ce carré migrants parce que la tombe de leur mère, leur père, leur oncle ou leur tante n’est pas trop loin. Ayant vu cet espace plusieurs fois, elles·ils ont posé la question à un fossoyeur et ont compris… Désormais, elles·ils laissent quelque chose, ou passent et se recueillent, prennent du temps… Mais sinon, c’est une trace qui est très peu compréhensible. Toujours est-il que, dès lors qu’on comprend de quoi il retourne, ça ne laisse pas indifférent et ça invite donc à un agir, quel qu’il soit.
iei – Tu évoquais cette perception de la solitude de ces personnes défuntes, qui sont loin de leur proche, de leur famille. C’est aussi un élément qui engage les personnes qui sont au courant à venir faire ne serait-ce qu’un geste d’hospitalité, ou d’accueil, un peu de chaleur, quelque chose comme ça…?
ck – Effectivement, la solitude est vraiment un terme qui est revenu dans presque toutes les conversations que nous avons eues avec les différentes personnes gravitant autour du projet, et même au-delà. Le fait que ces personnes sont enterrées seules et qu’en plus les familles ne savent pas qu’elles sont enterrées là, c’est vraiment vécu comme quelque chose d’assez fondamental et qui est également une hantise des personnes qui font l’expérience de la traversée. Au cours de mes terrains, j’ai collecté énormément de récits et de témoignages où la distinction entre la mort et la disparition est très claire pour les personnes migrantes, et la différence est simple à comprendre : elle réside dans le fait de savoir que le mort a une place dans la société. Quelle que soit la société, quel que soit le rite qu’on mène, le mort a un statut particulier, que ce soit une malemort ou non. La société va lui attribuer une place, alors que pour le disparu, justement… le disparu, on n’en sait rien. C’est son indétermination qui le caractérise. On ne sait pas si il est mort, on estime qu’il est mort. On ne sait pas où est la dépouille, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé et le disparu n’a pas une place fixe au sein de la société, donc comment le traiter ? À peu près tous mes interlocuteurs·ices ayant fait l’expérience de la traversée, ou même au moment de faire l’expérience de la traversée, m’en ont parlé comme quelque chose d’assez fondamental. On le retrouve aussi chez les personnes qui se disent qu’il faudrait que les familles le sachent, parce que finalement, c’est ça la question. L’une des questions centrales est celle de l’information. Et c’est pour ça aussi que pour les personnes migrantes, pouvoir annoncer le décès paraît fondamental – même si après on ne peut pas faire grand-chose pour la dépouille, parce qu’on ne peut pas la rapatrier, parce qu’on n’a pas l’argent pour ou parce qu’on ne peut littéralement pas parce qu’elle est au fond de l’eau ou je ne sais où.
iei – Il y a déjà quelque chose de l’ordre de la reconnaissance, le fait qu’une personne puisse être reconnue comme étant décédée. J’imagine que pour l’entourage ça a des incidences fortes, non seulement humainement mais aussi sur des questions pratiques ?
ck – Oui, on revient à la question de la bureaucratie mais l’acte de décès est une pièce clé, parce qu’elle permet de gérer plein de choses. On peut penser à des questions d’héritage foncier, à la garde d’un enfant, elle a des incidences sur la vie. C’est aussi une façon d’agir des mort·es que d’avoir des incidences sur la vie des vivant·es autour d’eux. Et la question des disparu·es, c’est aussi… On ne peut pas avoir d’acte de décès, on ne sait pas. Pour celles et ceux qui savent qu’il y a eu des disparu·es lors d’un naufrage, il y a quelque chose de l’ordre d’une responsabilité, ou d’un devoir de garder en eux ces disparu·es. Il y a plusieurs interlocuteurs·ices qui parlaient de « porter », il faut pouvoir porter ces disparu·es. Après, je pense que chacun·e ne met pas exactement le même sens dans ce que signifie ce terme, mais toujours est-il que « porter » a quelque chose de très physique, corporel, qu’on a au sein de soi, vraiment, et qui pour certain·es est vécu comme une forme de devoir et aussi, finalement, comme une façon d’apprendre à vivre avec les mort·es et les disparu·es des frontières.
iei – Y compris dans le cas de personnes qui ne se sont rencontrées que dans le cadre de ce projet, même avec des personnes inconnues ?
ck – Oui, c’est surtout à ça que je pensais, et d’ailleurs pas uniquement pour des – disons – camarades de voyage. Dans certains des écrits de Davide, l’un des moteurs du projet catanais, il y a un passage où il raconte, un peu énervé, comment il a appris que les corps d’un naufrage qui avait eu lieu il y a déjà un certain temps étaient toujours en attente de sépulture. Ils étaient à la morgue, il n’y avait plus de place au sein du cimetière. Il était très remonté et il dit « je chéris les tombes de ces morts en moi. Je leur rends visite tous les jours ». Donc pour lui aussi il y a quelque chose de l’ordre de ce devoir, qui n’est pas un devoir de mémoire, qui est quelque chose de bien plus incorporé.
iei – Il y a aussi cette ambivalence dans ce terme de « porter », parce que ça peut être aussi un poids et une souffrance. Et si c’est un devoir ou une responsabilité, c’est aussi parce que d’autres ne portent pas, parce qu’il y a des espaces qui manquent, parce d’autres formes d’accueil ont manqué…?
ck – Certainement, tout ça se met en place pour combler des manques. On peut se questionner sur ces façons de combler les manques et sur des éléments de violence qui peuvent se cacher derrière, toujours est-il que dans ces façons de se sentir responsable d’eux, ou de devoir faire, il y a cette question de se dire « puisque ce n’est pas fait, il faut prendre en charge ».
iei – Quelqu’un doit bien porter ça.
ck – De la même façon que, pour certains et certaines, que ce soit parmi les riverain·es, des habitant·es à Catane et dans d’autres endroits parmi les lieux d’arrivée, ou aussi pour les personnes migrantes elles-mêmes, pour beaucoup d’entre elles il y a la question du récit, de raconter: raconter ce que l’on a vécu, raconter les morts, raconter ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, ce que l’on invente aussi. Les faire exister par le récit est pensé comme une façon de contrer l’oubli, tout simplement.
iei – Ça rejoint ce passage d’Alice Rivaz, qui parlait de la relation aux personnes défuntes à travers les récits comme une forme de sauvetage. Peut-être qu’ici, alors qu’un premier sauvetage a manqué, c’est comme un deuxième sauvetage qui devrait avoir lieu. Et si je reprends cette distinction entre une personne morte et une personne disparue, c’est même pour pouvoir accéder à ce statut, pour pouvoir si l’on veut parvenir à « devenir un·e mort·e », mais qu’il faut l’aider, l’accompagner dans ce mouvement-là.
ck – C’est ce sur quoi j’essaye de travailler maintenant, donc j’en parle avec beaucoup moins de certitude, mais… Dans beaucoup des récits faits par des personnes qui ont connu l’expérience de la traversée, quand elles voient ou sentent des apparitions, donc des revenant·es, se sont des disparu·es. Et c’est autant le fait de les sentir que d’en faire le récit qui semble important, justement. Parce que c’est à travers ce récit-là, le récit d’apparition, qui est couplé à des récits de ce qu’on a pu observer du moment du décès, que l’ont fait exister ce qu’autrement on ne pourrait pas appréhender.
iei – C’est impressionnant. Je reviens à Rivaz, quand elle essaie de comprendre son propre rôle d’écrivaine à l’égard des mort·es, qu’elle tente de prendre soin des mort·es en les ravivant par le récit, avec tout ce que la littérature rend possible, qui est à la fois magnifique et très limité – d’ailleurs elle le fait avec beaucoup d’humilité et de conscience de ces limites, justement. Mais en fait, ces questions touchent tout le monde. Parce que c’est un besoin fondamental de pouvoir « raconter les mort·es », si on peut le dire comme ça. Et dans des situations où, face à la violence de politiques qui écrasent des vies, qui les déshumanise, les réduit à des statistiques et des chiffres, il y a des personnes qui se retrouvent à devoir faire un chemin immense pour essayer de restituer quelque chose de ce mouvement-là.
ck – Tout à fait. Ici ça me fait penser à un sujet très bien documenté dans des contextes de violence de masse, qui est la façon dont le non-traitement rituel et le silence, l’absence de récit autour des mort·es et de leur mise à mort, est une donnée caractéristique de ces régimes politiques. C’est au cœur d’une démarche de déshumanisation: le non-traitement des corps, le non-traitement rituel, l’absence de narration.
iei – Ça dit peut-être aussi quelque chose de la puissance de ce qui habitait, ou de ce qui habite ces personnes, même une fois décédées, si en plus de mener ces politiques il faut encore essayer d’en effacer les récits…
ck – …qui surgissent, de toute façon.
iei – Absolument. J’étais vraiment frappé dans votre recherche par cette importance de trouver des termes aussi fins pour décrire toutes ces situations, face à des phénomènes d’une ampleur aussi massive. L’importance de voir des personnes qui sont en prise avec ces questions-là, de la manière la plus matérielle qui soit.
ck – Et qui est finalement la façon la plus simple. Parce que, quand on est dans une relation, – ici je pense aux relations entre ces vivant·es et ces mort·es – eh bien cette relation passe par des actes minuscules, très simples, très ordinaires, comme les formes de nomination, comme le silence qui peut se mettre en place quand on arrive au cimetière devant ces tombes, qui ne dure que quelques secondes où tout semble s’arrêter et après les choses reprennent. C’est parfois des gestes minuscules, mais qui sont très fréquents, et ce sont ces gestes-là qui étoffent le lien. Et puis ce sont ces gestes-là que l’on peut capter, en ethnographe.
iei – Étant donné le contexte, ces gestes vont ici acquérir une importance très grande, même si ce sont des petits gestes. Et le soin que vous mettez à les observer, les décrire, donne aussi une caisse de résonance à ce qui n’est pas perçu habituellement de ces questions et ces enjeux.
ck – C’est vrai que l’ethnographie, en tant que texte, participe aussi d’une mise en récit.
Dans ma façon de comprendre ce que l’on fait, cette mise en récit consiste à entrer par ces pratiques minuscules et par ces expériences qui sont très intimes et que l’on essaye de comprendre en les mettant en contexte au sein des configurations plus larges, sociales, politiques. Elles permettent alors de comprendre pourquoi, à un moment donné, ces personnes-là agissent et sentent de cette manière-là.
iei – La manière dont vous assumez la dimension de récit de cette recherche, pour pouvoir en faire un livre, donne aussi du sens. Au début de la discussion, tu parlais d’une des personnes, Silvia Dizzia sauf erreur, en la présentant comme un « personnage ». Ce n’est pas un personnage de fiction, mais il y a cette dimension où chaque personne a la possibilité ou le potentiel de devenir un personnage. Et là ce sont des personnages qui s’attachent à d’autres personnages en déficit d’histoire, à qui il manque un nom, une identité… Il y a comme un questionnement sur ce qui pourrait ou devrait être une narration, qui traverse en fait toute la recherche. Ce besoin de récits et ce déficit de récits.
ck – Je pense que c’est central. Les personnes que nous avons suivies disent ne pas avoir de mots à poser là-dessus, pourtant elles ne cessent de faire des récits sur ces mort·es et sur leurs liens avec ces mort·es. Pour nous, il était important de construire un récit qui serait le nôtre, mais qui lui-même n’existe que parce qu’on a essayé d’offrir une place à d’autres récits qui sont les leurs: les récits de Sylvia, de Ricardo de Davide, de Mme Giordano, de M. Mancini, de l’inspectrice Pessina et d’autres, qui ont leur propre voix et qui ont leur propre expressivité, qu’on ne voulait pas lisser avec notre regard.
Ce n’est pas seulement une question de « donner une voix », de faire des verbatim, mais aussi de voir comment ces personnes-là se lient à ces mort·es. Lorsque Ricardo nous parle pendant des heures et nous fait écouter cinquante fois une chanson, c’est parce que c’est comme ça qu’il entend son rapport à ce projet et à ces mort·es. Donc on peut l’inclure dans le texte, sans trop chercher à l’analyser. On a clairement un argument, mais il s’agit de ne pas surimposer des interprétations. Et en laissant la place à ce morceau de musique, ou à un poème, ou une photo choisie et commentée par Davide qui l’a prise, ça contribue à apporter cette texture un peu dense et brouillonne en même temps, qui est un peu l’ambiance générale dans laquelle nous avons travaillé, et dans laquelle ces personnes ont en fin de compte construit leur rapport à ces mort·es.
iei – Ça donne aussi une grande place aux affects mobilisés, pour les personnes travaillant justement sur le front de ces questions. Ça permet de partager ces affects avec nous, sans forcément avoir besoin d’analyser…
ck – Et même, parfois on ne comprend pas très bien pourquoi la chanson est là !
iei – Mais justement, ça donne une autre entrée sur ce que ces situations font aux gens, et sur la façon dont les personnes décédées en appellent aux vivant·es, malgré tout ce qui manque.
ck – Oui, à tenter de les saisir, à partir des seules choses qu’on a, qui sont celles-là : des bribes d’histoires et aussi tous ces patchs de poèmes, de chansons, des écrits, des photos, qui disent quelque chose de l’ambiance et qui disent aussi quelque chose de ce qui ne peut pas être là parce qu’on n’en sait rien.
iei – Je reviens à ce passage d’Alice Rivaz, où elle se dit « pêcheuse, bergère », pêcheuse dans le sens où il faudrait ramener sur la rive les personnes décédées, une image qui prend ici une résonance différente. Réuni·es sur la page, ou réuni·es dans un livre, il y a ce point commun, sauf que cette fois ce ne sont pas uniquement des personnes connues, qu’on a connues ou pensé connaître… Qu’est-ce qui se passe si, réunies sur la page, ce seraient des personnes à connaître, peut-être pas encore connues, pas complètement connaissables, mais qui doivent parvenir à exister quand même ?
ck – En tout cas, pour nos interlocuteur·ices, ce sont des personnes à imaginer. Mais il y a aussi autre chose, à évoquer avec des guillemets et avec une énorme fragilité, qui serait de l’ordre de la « communauté ». Sur ces pages, il y a cette communauté des vivant·es et des mort·es, avec toutes les limites que ça comporte et le fait que de toute façon, on n’a qu’un côté de l’histoire, pour ma part en tout cas. Mais ça dit quelque chose de la façon dont ces vivant·es conçoivent ces vies désormais.
iei – Ça transforme la compréhension, j’imagine. Et jusqu’au titre très beau de « Relier les rives ».
ck – On n’était pas sûr·es de ce titre !
iei – Moi je l’aime d’autant plus que, comme le disait Veronica, dans ce lien entre les rives il y a déjà une dimension de « tiret ». Mais de nouveau, comme une image inadéquate, incomplète ou manquante. Et pour les personnes que vous avez suivies et qui sont dans cette situation d’essayer d’imaginer l’avant, l’autre rive, le passage, la traversée, les rêves dont les personnes étaient porteuses…
ck – Oui, et qui joue aussi avec tout cet imaginaire de l’altérité, finalement, de l’autre. Une question dans laquelle on n’est pas trop entré, puisque c’est un univers énorme.
iei – Cet envers effrayant du projet européen: le projet de « faire communauté » mais en excluant radicalement les autres, et qui a renforcé l’altérité déjà historiquement construite, qui n’a pas été inventée avec la création de l’Union Européenne bien sûr, mais qui l’a érigée à un niveau plus dramatique encore.
ck – C’est aussi le jeu de la frontière. J’avais été frappée à Melilla de voir à quel point on disait toujours « de l’autre côté ». Les choses qui se passent de l’autre côté. Ce n’était pas uniquement les personnes migrantes, tout le monde parlait de « l’autre côté », on n’en sait rien de « l’autre côté ». Mais « l’autre côté » est à un kilomètre! Toutes proportions gardées, cela se passe aussi en Israël-Palestine. L’autre côté fantasmé.
iei – Tout à fait. Avec également une fracture immense entre les mort·es qui peuvent ou ne peuvent pas être raconté·es. De ce point de vue-là, relier les rives, à travers tous ces gestes d’humanité que vous décrivez si finement, est une démarche qui tente de faire face à la violence de ces politiques et à la violence de ces effacements.
Propos recueillis par Aurélien Gamboni, édités avec l’aide de Veronica Pagnamenta
Genève, le 8 mai 2025