Témoignages
Proche·x·s aidant·e·x·s : un cercle de paroles
Dans le cadre du premier épisode du « Tiret d’Alice », le 18 septembre 2022, l’artiste et travailleuse sociale Magali Raspail a proposé un moment de partage avec le public sur la situation de proche·x aidant·e·x. L’échange débute à partir d’une citation d’Alice Rivaz tirée de Jette ton pain, dans lequel la protagoniste Christine Grave doit s’occuper de sa mère qu’elle accueille chez elle, une situation à la fois touchante et parfois tendue que la romancière avait elle-même vécue :
« Parce que, tout en prévoyant des catastrophes possibles, des difficultés sans nombre, ce qu’elle avait parfois craint ou envisagé était resté très en deçà de la réalité qui avait finalement pris corps, formée par la combinaison de ces trois éléments, des êtres, des événements et du Temps. Et si connaissant bien la nature de sa mère comme celle de son père, elle avait parfois eu le pressentiment et même la hantise des difficultés que leur vieillesse à tous deux risquaient de créer dans sa propre vie d’enfant unique et de femme célibataire, destinée immanquablement à prendre un jour en charge, chez elle, ses vieux parents alors qu’elle-même ne serait plus de première jeunesse, elle n’avait cependant pas prévu la forme spécifique sous laquelle se présenteraient ces difficultés, à savoir l’installation de sa mère âgée auprès d’elle, et une fois celle-ci terrassée par l’âge et la maladie, son obstination à rejeter toute idée d’une aide étrangère, en même temps que toutes les sortes de commodités propres à faciliter leur vie commune mais qui auraient signifié pour elle une défaite devant sa vieillesse qu’elle niait, un abandon de certains triomphes dérisoires (qui dénote chez elle encore tant d’amour de la vie), consistant, par exemple, à se rendre seule, pieds nus, durant la nuit, à la cuisine et aux toilettes en dépit des risques courus, n’étant plus capable, en raison de son grand âge, ou simplement de ce si grand amour de la vie active, de se représenter la somme d’angoisses, d’énervement, de crispation et parfois de besognes répugnantes qu’entraînent ses prouesses pour sa fille.
Mais tant de gens les accomplissent ces besognes. C’est même un gagne-pain pour beaucoup. Et tant de gens les accomplissent aussi par pur dévouement à l’égard d’étrangers. Pourquoi ne serait-elle pas capable de faire pour sa propre mère qu’elle prétend aimer ce que tant de gens font pour ceux qui ne leur sont rien ? Et pourquoi rechigne-t-elle, car tu rechignes, c’est indéniable, tu « murmures » intérieurement, tu te cabres et te révoltes, quand il s’agit de ta propre mère. Tu cherches même des excuses et des arguments, te disant qu’une bonne partie de ces angoisses et de ces besognes ne présentent aucun caractère fatal, mais sont rendues artificiellement inéluctables par l’attitude « sénile » de ta mère et son entêtement à repousser toutes solutions rationnelles à votre situation. »
Alice Rivaz, Jette ton pain
Témoignage 1
« Il y a ce piège de l’empathie »
Ça me rappelle ma mère, qui est décédée à présent. Il y a des moments où c’est chiant, et je crois qu’on ne peut pas faire autrement. On faisait au mieux, et parfois j’ai sans doute été injuste. Enfin c’est comme ça, je ne suis pas un saint. Mais globalement, ça s’est bien passé. C’est des choses de l’existence humaine. Par contre, le fait de refuser de l’aide… Le fait est que, il y a la vie professionnelle, et si dans mon entourage il y a un certain nombre de personnes qui ne vont pas bien, je fais ce que je peux, mais je pense que refuser un apport professionnel, ça c’est idiot. Les professionnels ne sont pas là pour des prunes ! On vit dans un monde où on ne délègue pas tout à la famille ou à l’église, comme c’était le cas pendant pas mal de temps. Maintenant, il y a quelque chose qui s’appelle un état social, et qui fonctionne plus ou moins bien, avec des gens compétents, des gens incompétents… Mais refuser un outil ? Ça, c’est dommage !
– Est-ce que votre mère a accepté de l’aide autre que la vôtre ?
– Oui, mais ça n’a pas été évident. Elle a eu une fin de vie… qui s’est arrêté très brutalement, donc il n’y a pas eu une grande déchéance. Mais un soutien était nécessaire, et il faut discuter, il faut négocier… Et aussi, par rapport à une personne qui ne va pas bien, et je le vis dans mon travail en particulier, il y a ce piège de l’empathie, où l’on est parfois pieds et poings liés. On n’ose plus, ou on n’ose pas, on te victimise, on te dit « petite chose perdue » – mais non ! Tu es un acteur, c’est toi l’acteur principal, la personne qui se trouve mal. Des fois, il faut être pushy, il faut être un peu déterminé.
– Vous avez été un peu pushy, dans votre expérience ? – Oui parfois. Hier j’ai vu un copain, un type vraiment bonnard, jeune, une créativité hors norme, mais qui a une saloperie de diagnostique psychiatrique. Et donc ça fait 10 ans qu’il passe un ou deux mois à Belle-Idée chaque année. Hier, je le croise par hasard, et déjà je suis content de voir qu’il va bien. Je lui dis « écoute, tu sais, quand tu n’es pas bien, tu es chiant, c’est emmerdant ». Ça, je ne le ferai pas dans un cadre professionnel, j’ai une posture à tenir. Mais dans un cadre amical, c’est autre chose, c’est un autre monde. Et je lui ai dit, « tu sais, des fois je ne te téléphonais pas parce que j’en avais raz le bol, parce que c’est tellement épuisant, ça mobilise tous mes neurones pour essayer de saisir cette pensée ». Des fois il faut être direct aussi avec les gens qui ne vont pas bien, il me semble.
Témoignage 2
« comme si c’était la personne que tu aimes le plus au monde »
Je peux parler de plusieurs expériences, notamment en ce moment, avec ma maman qui a déjà eu un passage très compliqué en 2019. Nous avons décidé avec mon père de que nous ne mettrions jamais ma mère dans une résidence, c’était une décision familiale. J’ai travaillé 12 ans comme aide hospitalière qualifiée dans des résidences de personnes âgées à Genève, avec une formation d’accompagnement en fin de vie, donc je connais bien le sujet. Là, on va dire qu’elle est en train de s’éteindre tout doucement. Elle peut encore se lever, aller à table, revenir. Elle ne le voulait pas, mais j’ai installé une chaise percée à côté de son lit. Elle y va la nuit, je vais la laver. Donc voilà. Ils ont construit une maison dans leur jardin, une nouvelle maison qui a été faite spécialement pour simplifier tout. Mais c’est hors de question, elle ne veut pas y aller.
– Donc elle reste dans l’ancienne maison, où il y a un escalier…
– Elle est dans l’ancienne maison, et il y a déjà un escalier pour monter dans la maison, elle y arrive encore. Là il fait beau, peut-être qu’elle est descendue dans son jardin s’asseoir au soleil avec son chat. Elle remonte des fois seule, parce que moi je travaille et mon père n’est pas forcément là, avec des risques de chute quand même conséquents… Mais voilà, les choses avancent tranquillement, c’est un peu au jour le jour. Je vais passer la voir tout à l’heure.
– Et donc son confort gagne sur l’inconfort de savoir qu’elle prend des risques, vous avez fait le choix de respecter ce risque-là. Comment fait-on ce choix, le choix du risque, en quelque sorte ?
– Eh bien, parce que je l’aime. Et qu’elle a toute sa tête, même si elle est très diminuée… Là elle perd ses forces, et tout ce qu’elle peut faire, on l’encourage à le faire. Mais je lui ai dit « je préférerais que tu ailles dans le jardin quand quelqu’un est là, que tu ne sois pas toute seule à descendre ce fichu escalier ». Il se trouve qu’elle fait justement des chutes, tout à coup elle tombe, ce qui est très problématique. Voilà, peut-être qu’elle va tomber. Ce qu’on essaie de lui dire, c’est « essaie de ne pas faire de choses trop risquées, pour que ça ne soit pas pire… » Mais dans tous les cas, le choix est qu’elle restera ici, dans sa maison.
C’est aussi le choix que j’ai fait avec mon mari, qui a eu un cancer du cerveau. Il a été hospitalisé, opéré, radio, chimiothérapie, et il a fait beaucoup de séjours dans divers hôpitaux en France. Le mois avant sa mort, il avait tout le côté droit paralysé, donc il était complètement dépendant de quelqu’un. Et j’ai fait le choix de m’occuper de lui, jour et nuit. Et c’était aussi un choix décidé entre nous – avec nos enfants, ses frères et les proches – qu’il resterait et qu’il mourrait à la maison. Il s’est trouvé que j’ai pu le faire pendant un mois et demi, jour et nuit. J’ai pris 20 kg. Ce qui était compliqué, c’est qu’on savait que la mort était très très proche, donc il fallait accompagner aussi nos proches, nos amis, mes enfants, la famille. À ce moment-là, on a beaucoup échangé, ça s’est fait dans la vie, quoi. Mais pour moi c’était un choix aussi, que personne d’autre que moi ne s’occuperait de lui. Parce qu’à l’hôpital, j’avais vécu des choses tellement terribles, comme spectatrice de professionnels en action, avec lui qui avait des difficultés à parler, à se mobiliser… Alors que moi, je comprenais ce qu’il disait.
– Vous aviez cette connaissance…
– J’avais cette connaissance, et puis une vie commune. On aurait pu avoir de l’aide, une aide hospitalière qui serait venue à la maison, mais pour moi c’est non, c’était hors de question.
– Et vous, pour tenir pendant ces mois-là, est-ce que vous vous avez reçu de l’aide ?
– Je suis allé voir une psychologue.
– C’était une ressource pour vous ?
– Oui, c’est un espace de parole qui était autre qu’avec mes proches, ma famille. Donc je suis allé voir une professionnelle.
– Et comme c’est une décision que vous avez prise en commun avec les autres membres de votre famille, que ce soit pour votre mari ou pour votre mère, j’imagine que ça a dû vous aider d’être soutenue dans un choix commun ? Mais si vous aviez dû être seule à faire ce choix-là, l’auriez-vous fait ?
– Oui, seule je l’aurais fait aussi, c’est sûr. Mais par exemple, ses deux frères, le dernier mois et demi ils sont venus tous les jours.
– Donc c’était aussi une ressource, en tant que proche aidante.
– Oui. Il y a aussi eu deux jours où je suis partie. J’ai eu besoin de quitter la maison et de partir. Je ne leur ai pas dis où, je leur ai dit simplement « là je dois partir, je n’ai plus de force pour continuer, j’ai besoin de prendre l’air ». À ce moment, il y a eu un relai de leur part. Concernant mes enfants, c’était compliqué parce qu’ils étaient jeunes. Ils étaient en études, il y en a un qui ne vivait plus avec nous, et l’autre qui était là. Pour le plus jeune, c’était davantage une vie normale de famille, il avait 18 ans. Du coup on vivait ensemble, et lui aussi il pouvait aider, être là si je sortais faire des courses, pour ne pas laisser son père seul.
– On entend les ressources dont vous avez pu bénéficier, que ce soit familialement, ou aussi le fait d’avoir eu la possibilité de construire une maison sans escalier – même si elle n’est pas utilisée, il n’empêche que c’est une ressource aussi. Mais s’il devait demeurer une difficulté dans les deux situations que vous évoquez, un « petit cailloux dans la chaussure », ou même un « gros cailloux » ? Dans le fait d’aider, qu’est-ce qui ont été pour vous les endroits les plus délicats, les plus difficiles – en tant qu’aidante ?
– Alors ça a été un combat – et je mesure mes mots – avec les soignants externes, avec l’hôpital. J’ai vécu des trucs terrifiants. Et en tant que soignante, ayant travaillé en plus dans le domaine, ça m’a effrayé, ça m’a terrorisé. Je parlerais même à certains moments de maltraitance.
– Donc les autres actes de soignants vous ont terrifiés.
– Oui, parce que cet homme était très affaibli – dans son corps, puisqu’à la fin il était en chaise roulante, et aussi au niveau de la parole –, alors qu’il comprenait absolument tout. Et j’ai vécu des trucs dingues, pourtant dans un hôpital spécialisé en neurologie, à Lyon, où il a été opéré et soigné… Il faut dire quand même que les soignants eux-même étaient maltraités. Moi j’ai quitté ce milieu il y a 20 ans, donc vraiment c’était le constat d’une dégradation terrifiantes pour les soignants.
– Comme si la violence que subissent les soignants « rebondit » – si j’ose le dire ainsi – comme une violence sur les patients?
– Oui. Après, il ne faut pas se leurrer, dans ce milieu c’est comme dans tous les milieux, il y a aussi des abrutis. Il y a aussi des gens dont on se demande pourquoi ils font ce métier.
– Mais en tout les cas, pour vous cette violence faite aux soignants rebondit sur les patients, ou est-ce que je vais trop loin en disant ça ?
– J’espère que ce n’est pas ça… Alors bien sûr, on est humain, mais quand on est soignant on est là pour prendre soin de l’autre, on n’est pas là pour mettre encore la tête sous l’eau de quelqu’un qui est diminué, qui a besoin d’aide… On doit mettre de côté sa colère, ses rancunes, je veux dire, on doit faire au mieux ! Moi, j’ai formé des aides soignants, des fois j’avais des stagiaires qu’on me confiait, et je disais toujours : « La personne dont tu vas prendre soin, que tu vas prendre en charge, tu dois l’aimer même si tu ne la connais pas, comme si c’était la personne que tu aimes le plus au monde, comme si c’était ta grand-mère, ta mère, quelqu’un que tu aimes. Est-ce que tu aimerais qu’on arrive dans la chambre en tirant les rideaux, et en foutant de la lumière, en hurlant « Bonjour Madame Trucmuche ! », en rentrant comme ça ? Est-ce que tu aimerais qu’on la réveille en la secouant ? Est-ce que tu aimerais toi-même qu’on te fasse ça, d’abord ? Mets-toi à la place de l’autre ! Parce que quand on est là, c’est très différent de ce qu’on peut vivre. » C’est ce que je leur disais, penses à quelqu’un que tu aimes le plus au monde. Si tu aimes quelqu’un, tu ne vas pas le maltraiter, ne pas être à son écoute.
– Le rapport de la personne qui doit aider, qui doit accompagner quelqu’un, c’est un rapport qui évolue en fonction de la personne qu’on est en train d’aider. C’est vrai qu’elle doit se mettre dans un rapport presque d’authenticité envers chaque personne qu’elle croise.
Témoignage 3:
« Mon ressenti en tant qu’aidante »
Je peux évoquer un exemple un peu moins engageant. Une de mes voisines, que j’apprécie particulièrement, est très très bavarde. Je l’aide volontiers, mais je sais que quand je vais l’aider, ça va me prendre du temps. Et parfois, un peu comme pour Alice Rivaz, mon temps est compté dans mes journées, et j’ai une tendance à m’agacer et à sentir à quel point je peux… – ma mère dirait « baster » –, ce moment où j’ai tendance un peu à couper court, c’est-à-dire que je veux bien l’aider à monter ses courses, je veux bien lui donner un coup de main, mais je n’ai pas envie de prendre autant de temps que ce dont elle aurait besoin. Et je culpabilise après. Tout ça pour évoquer ce lieu où on essaie, et où – dans la situation que j’exprime – je sais que je suis à côté, je ne suis pas dedans, et en même temps comment faire ?
– Une solution peut-être, ce que je fais avec ma mère en ce moment, c’est que je lui dis combien de temps je peux passer avec elle. Parce que je cours partout, j’ai un job, alors je lui dis que je passe aujourd’hui voir si tout va bien mais que je ne vais pas rester longtemps. Je lui dis le temps que je peux lui donner.
– Je suis d’accord que je peux dire combien de temps j’ai à disposition, mais davantage que la situation, je parle ici de mon ressenti en tant qu’aidante. Notre ressenti, quand on est dans cette posture où on donne un coup de main, où on est à l’écoute. Je peux dire que je n’ai que 10 minutes, et je peux le faire, et pourtant je peux aussi culpabiliser. C’est-à-dire que je peux à la fois poser un cadre qui convient à la relation, et quand même emmener en moi quelque chose qui ne m’a pas convenu personnellement.
Témoignage 4:
« Sinon, j’ai tellement de cimetières à porter que moi-même je n’aurai pas de vie… »
Moi je vais davantage parler de l’intérieur. Je suis une personne intersexe, survivante de la torture et des mutilations génitales, et depuis 20 ans j’accompagne des personnes comme moi, partout dans le monde. Je peux consacrer énormément de temps – nuit et jour compte tenu des décalages horaires –, à l’accompagnement, au conseil, mais par contre je ne culpabilise plus. Y compris quand, comme souvent, il y a un risque vital pour la personne qui se retrouve dans un pays particulièrement dangereux, ou même en Suisse ou en France, qui se retrouve sans ressources… À un moment donné, je n’ai pas prise sur sa vie. Je peux l’accompagner, mais si il lui arrive quelque chose, je n’ai pas de responsabilité. Ma responsabilité, c’est de l’amener à pouvoir avancer et se projeter dans un avenir. Je peux lui donner des outils juridiques, administratifs, financiers, etc., et aussi humains, de la camaraderie entre pairs – parce que je ne crois pas du tout à l’accompagnement professionnel, on ne peut se comprendre qu’entre personnes qui ont vécu les mêmes choses. Mais par exemple, si la personne est suicidaire, au moment où j’aurai raccroché, si elle se suicide, ça lui appartient. Parce que sinon j’ai tellement de cimetières à porter que moi-même j’aurai pas de vie, et moi-même je me foutrai en l’air. Donc cette notion très occidentale de culpabilité, à un moment donné, pour survivre, j’ai été obligé de l’abandonner.
Je voudrais faire un aparté : le texte sur la vulnérabilité m’a beaucoup parlé, et je me suis interrogé, parce que mon corps était vulnérable, et j’en viens à penser que le suffixe « -able » nous dépossède de notre agentivité, de notre capacité d’agir. Pour moi, on est vulnéré-e-x-s, c’est l’action extérieure qui nous a vulnéré. Et il se trouve qu’en tant qu’intersexe ça a une résonance particulière, parce qu’en recherchant si le mot « vulnéré » existait, j’ai vu que c’est un terme de chirurgie pour qualifier un organe abîmé par un outil chirurgical. Je pense qu’il faut aussi s’interroger sur les champs sémantiques et les signifiants qu’on utilise, et franchement, « vulnérable », à un moment donné il faudra l’abandonner.
– Par rapport à cette culpabilité, qui serait à la fois un frein et un moteur : de quelle manière avez-vous réussi à passer au-delà de cette culpabilité, et à pouvoir lâcher ce qui ne vous appartient pas ?
– En fait, pour situer, je suis à l’origine du mouvement social intersexe dans le monde. À un moment donné, je me suis réveillé-x, je me suis dis « je ne suis pas seul au monde, il faut que je rencontre mes pairs ». Mais très rapidement, j’ai réalisé que ce monde-là, c’était un cimetière, parce que l’immense majorité d’entre nous, qui avons été torturé-e-x-s, on se suicide. Et très rapidement, avec un vieil ami, aussi mutilé et torturé, on s’est dit « il faut qu’on arrête de compter nos morts, parce que si on compte nos morts, on n’est que dans la mort, et nous ce qu’on veut c’est être dans la vie ». Et c’est cet étrange vécu qui nous a amené à penser la dé-culpabilisation. Par exemple, les personnes qui demandent l’asile en tant que personne intersexe sont ré-installées dans des pays qui, au gré du pink-washing, vont les choisir, et elles se retrouvent complètement déracinées. Administrativement, on a gagné, mais humainement ces personnes-là ne vont pas mieux, elles vont plus mal. Là, en avril prochain, je vais à Toronto accompagner une personne qui a demandé le droit à l’euthanasie parce qu’elle ne se remet pas des tortures, et des tortures liées à l’exil. C’est mon devoir en tant qu’ami-e-x – ce ne sont pas mes réfugié-e-x-s, ce sont des ami-e-x-s, des pairs – c’est mon devoir de l’accompagner. Mais si j’y vais en culpabilisant, qu’est-ce que je vais lui apporter dans ce moment singulier de sa fin de vie ? Si je culpabilise en permanence, non seulement je ne suis pas efficace pour les autres, mais je ne suis pas efficace pour moi-même. C’est vraiment ça, c’est de se dire que la culpabilité, c’est une espèce de plaquette de frein, mais on a le droit d’être en roue libre, en fait. Si je retire ces plaquettes de freins, je peux vraiment foncer et avancer.
J’ajouterais encore que la culpabilité provient aussi du regard sociétal, et est aussi produite par les carences sociétales. Et à un moment donné, je n’ai pas à porter les carences de l’état, les carences de l’UNHCR, les carences de telle communauté, et en particulier les saloperies de la médecine. C’est aussi ça qui m’a permis de me déconnecter de la culpabilité. Et si parfois j’ai un cas qui me parvient et que je n’ai pas le minimum de pièces juridiques pour monter un dossier, la personne est toujours dans la merde, et très probablement qu’elle va crever, mais je ne vais pas porter cette responsabilité, donc culpabiliser du fait que dans tel pays les intersexes n’ont pas d’état civil et que je ne peux donc pas enclencher une démarche auprès de l’UNHCR. Par contre, je vais faire pression, mettre des leviers auprès de l’UNHCR pour qu’ils acceptent que, dans ces pays-là, on n’ait pas besoin d’état civil. Donc ma culpabilité, je la déporte aussi sur des actions politiques plus générales. Mais surtout, ce que je voulais dire, c’est que la culpabilité provient des carences en général. Des carences de l’hôpital, de ce qu’on appelle en France des Ehpad, des carences des budgets d’état, des carences de la famille, des frères et sœurs. Donc on fait ce qu’on peut faire quand on peut le faire, et si on ne peut pas le faire, ce n’est pas grave. Quelles que soient les conséquences, ça ne doit pas être grave, parce qu’on a le droit de vivre sereinement nous aussi.
Témoignage 5:
« Fermer une porte et en ouvrir une autre »
Je rebondis avec ce qui a été dit, parce que ça m’évoque un événement très précis. Je me suis retrouvée proche-aidante – on se retrouve souvent proche-aidante sans l’avoir choisi – pour accompagner ma mère dans sa fin de vie. Elle avait décidé de ne plus vivre, et donc elle avait demandé de ne plus être nourrie. Je me suis retrouvée en Normandie, donc loin de la Suisse, alors que j’avais mes filles à Genève, à devoir choisir à quel moment je devais partir. Le temps montrait en tout cas qu’elle était encore là, mais je devais accompagner mes filles… alors je me suis retrouvée proche-aidante entre-deux – je pense au tiret aussi –, c’est-à-dire entre la mort de ma mère et la vie de mes filles. Évidemment, je me suis posé la question de la culpabilité, comme on en a discuté, et la vie a amené une réponse très rapide en fait : c’était d’être du côté de la vie, du côté des enfants, et de penser que de toute façon, avec la philosophie de la vie que ma mère m’avait transmise, j’étais dans le juste. Par rapport à cette question de la culpabilité, c’était le choix d’être du côté de la vie, et puis d’avancer. Il me semble que c’était une manière assez rapide et physique – pour retourner à Alice Rivaz : corporelle.
– Comment ça fait dans le corps, quand en vous ça a choisi la vie, comme vous dites ? Comment ça faisait concrètement en vous ?
– C’était un élan très… Il y avait une ambivalence, évidemment, une espèce de contradiction interne, entre le mouvement physique de fermer la porte et de dire adieu à quelqu’un qui est vivant – et forcément quand c’est sa mère… –, et puis en même temps, dans ce geste il y avait un élan vers la responsabilité que j’avais choisie et que je devais incarner, pas seulement la penser. Je devais donc partir, et agir. C’était assez physique, comme prise d’acte de l’incarnation d’un choix existentiel, en fait.
– Fermer une porte et en ouvrir une autre.
– Exactement.