Institut d'étude des intervalles

Épisode 2 – L’administration des choses

Le Tiret d’Alice – Épisode 2

L’administration des choses

De la fin du 19e siècle aux années 1940, une révolution administrative bouleverse le monde du travail. Dans la continuité des réformes tayloriennes, la rationalisation du travail de bureau se développe avec l’essor de nouveaux modes d’organisation et la création de nouveaux outils techniques. La machine à écrire constitue alors l’objet iconique de cette nouvelle ère, tandis que la dactylographe en sera la figure incontournable. Ainsi, d’innombrables bataillons administratifs, majoritairement composés de femmes, vont rejoindre les employés de bureau jusqu’alors essentiellement masculins, pour y occuper les postes subalternes et nettement moins bien rémunérés de dactylographes et de sténographes.

C’est dans ce contexte que la jeune Alice Rivaz intègre en 1925 le récent Bureau International du Travail, où elle travaillera jusqu’à sa retraite comme sténodactylographe puis documentaliste. Dans une société encore très conservatrice, cette institution moderne et cosmopolite lui fournit un poste d’observation unique sur les mutations organisationnelles et sociales de son époque. Alors que Rivaz et ses consœurs se trouvent vouées « aux tâches abstraites qu’exige l’administration des choses », portant sur leurs épaules le poids d’une modernité placée sous le signe de l’accélération et du rendement, la romancière se servira bientôt du même outil – la machine à écrire – pour affirmer sa propre voix et témoigner de son expérience. Dans ses romans Comme le sable (1946) et Le Creux de la vague (1967), elle décrit avec une finesse remarquable ces nouveaux environnements de travail et de vie, au sein de ce qu’elle nomme alors « le peuple des alvéoles ». Elle y questionne aussi bien la crise de sens produite par cette révolution administrative, que la reconfiguration des rapports de domination genrés qui l’accompagnent.

Près de 80 ans plus tard, ces questions restent largement d’actualité. Elles prennent toutefois des formes nouvelles, alors que le travail subalterne qui sous-tend l’administration des choses se trouve parfois délégué aux machines, parfois délocalisé, souvent invisibilisé. Pour remonter aux sources de cette histoire et en aborder les enjeux, l’historienne et sociologue Delphine Gardey, spécialiste (entre autre !) de l’histoire des employé-e-x-s de bureaux sera en conversation avec Valérie Cossy, professeure en études genre et autrice de l’ouvrage Alice Rivaz. Devenir romancière (éd. Suzanne Hurter, 2015). La Cie K&A (Karla Isidorou et Alexandra Bellon) proposera une performance musicale participative avec machines à écrire, accompagnée de lectures de la danseuse et chorégraphe Caroline de Cornière. La performance inclut un modèle de la fameuse Olivetti Lettera 32 qu’Alice Rivaz a elle-même utilisée, transformé en instrument de musique par Théo Soulie. Enfin, l’artiste Ramaya Tegegne questionnera les enjeux de la charge administrative chez les artistes – entre asservissement et émancipation. Enfin, nous profiterons de cet événement pour inaugurer notre première édition d’Insert, conçue par l’écrivain Daniel de Roulet en complément de son livre La Suisse de travers (éd. Héros-Limite, 2020).

Nous profiterons également de cet événement pour inaugurer notre première édition d’Insert. Conçue par l’écrivain Daniel de Roulet en complément de son livre La Suisse de travers (éd. Héros-Limite, 2020), cette édition traite d’un mystérieux monument représentant une dactylographe situé dans un parc de Genève.

Programme

17 septembre 2023

Lecture, débats et performances

Villa Bernasconi, Lancy

Participant·e·x·s

Caroline de Cornière
Valérie Cossy
Delphine Gardey
Compagnie K&A
Daniel de Roulet
Ramaya Tegegne

Archives Sonores

Textes

Biographies des participant·e·x·s

Caroline de Cornière

Caroline de Cornière, danseuse et chorégraphe, crée C2C en 2007, une compagnie de danse contemporaine « locale » où elle développe des projets chorégraphiques autour de la question du corps des femmes, de la sororité et du passage des âges au féminin. Mère de trois grandes filles, elle revendique un art qui concilie la maternité et la créativité dans une perspective de liberté et d’émancipation dans la durée. Elle crée « Entre les 2 épaules » au théâtre du Galpon en 2019, une pièce chorégraphique inspirée du journal d’Alice Rivaz Traces de vie. Caroline de Cornière est l’une des membres fondatrices de l’Institut d’étude des intervalles.

Valérie Cossy

Formée aux universités de Lausanne (licence) et d’Oxford («doctorate of philosophy»), Valérie Cossy est professeure associée en études genre auprès de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne et elle enseigne au sein du Collège des humanités de l’école polytechnique de Lausanne (EPFL). Elle a consacré un livre aux premières traductions en français des romans de Jane Austen. Ses travaux d’enseignement et de recherche portent sur la question du genre dans les littératures d’expression française et anglaise. Elle a publié en 2015 l’ouvrage de référence Alice Rivaz. Devenir romancière aux éditions Suzanne Hurter, et écrit de nombreux articles sur des œuvres de femmes du dix-huitième siècle à nos jours, en Suisse, en France et en Angleterre. Co-présidente de l’association suisse Isabelle de Charrière, elle est également membre du comité de l’association Alice Rivaz.

Delphine Gardey

Historienne et sociologue, Delphine Gardey est Professeure ordinaire à l’Institut des Études Genre, Faculté des Sciences de la Société, Université de Genève. Spécialisée dans le champ des études de genre et des sciences et des techniques, elle a contribué par ses publications à l’histoire sociale, des femmes, du genre et de la sexualité ; l’histoire du travail des femmes, des emplois de bureau ; l’histoire et l’anthropologie de l’écriture et du calcul ; la préhistoire des sociétés de l’information ; l’histoire et la sociologie des techniques, les études liant genre, corps et biomédecine autour des questions de sexualité et de reproduction. On mentionnera sur le sujet de la conférence les publications suivantes : Ecrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), (Paris, la Découverte, 2008) ; La dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890-1930) (Paris, Belin, 2001).

Liste complète des publications et publications en ligne :

Compagnie K&A

K&A est un duo pluridisciplinaire basé à Genève, formé par Karla Isidorou & Alexandra Bellon. Depuis 2017, elles diffusent des concepts poétiques & politiques, développant leurs projets à partir de longues périodes de recherche. Torrents de livres, images vagabondes, sons grinçants, écrits déserteurs, actions performatives, contextes poétiques et socio-politiques qui se rassemblent pour créer un environnement spécifique dans lequel se forme chaque projet. Leur travail a été présenté à PQ2019 – Prague Quadrennial of Performance Design and Space (Prague, CZ), Sitting Shotgun (Brooklyn, NYC), Theater de Generator (Leiden, NL) A LAB (Ams-terdam, NL), Filmtheater FOCUS (Arnhem, NL), La Head (Genève, CH), L’Usine Kugler (Genève, CH) MCBA – Musée Cantonal des Beaux Arts (Lausanne, CH), au Festival d’Aurillac (Aurillac, FR).

Daniel de Roulet

Né en 1944 à Genève, Daniel de Roulet a grandi à Saint-Imier, commune du Jura bernois, en Suisse. A partir de 1997, après des études en architecture à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et des années à travailler en temps qu’informaticien, il se consacre entièrement à l’écriture. Il a écrit plus de trente livres, des romans autant que des essais critiques ou des récits de voyage. Il a composé un cycle de dix romans ayant pour toile de fond la question du nucléaire, d’Hiroshima à Fukushima. Plusieurs de ses ouvrages sont par ailleurs consacrés à ses expériences de marche ou de course à pied, celles-ci étant à la fois les pendants de l’écriture (« courir, écrire, c’est les même élan », dit-il), des façons de s’introspecter, et des occasions d’observer le monde d’un point de vue singulier. Daniel de Roulet a, d’après Élisée Reclus, forgé le concept de « mondialité », contrepoint positif de la « mondialisation », auquel il a notamment consacré un ouvrage: Écrire la mondialité (2013). Il s’est également intéressé, dans Dix petites anarchistes (2018), à la tentative de dix femmes qui, à la fin du 19e siècle, quittèrent leur Saint-Imier natal pour fonder une communauté anarchiste en Patagonie.

Ramaya Tegegne

Ramaya Tegegne est une artiste et organisatrice culturelle basée à Genève. Son travail met en lumière les relations vécues, les récits, la sélection et les conditions de production de l’art et de la culture dans le contexte actuel. Ce faisant, elle aspire à revaloriser les pratiques collectives et la conversation. Ses expositions personnelles ont été accueillies au Künstlerhaus de Stuttgart, à l’Istituto Svizzero de Milan, au Ludlow 38 de New York, au Kevin Space de Vienne, à la Galerie Maria Bernheim de Zurich et à la Fri Art Kunsthalle de Fribourg. Ses performances ont été présentées récemment au Théâtre de l’Usine à Genève, au KW à Berlin, à la Kunsthalle de Bâle, à l’Arsenic à Lausanne, à la Kunsthalle de Berne, à la Gessnerallee à Zurich pour les Swiss Performance Art Awards, à Gasworks à Londres, au Swiss Institute à New York et au Pavillon Schinkel à Berlin. En 2017, elle a lancé la campagne « Wages For Wages Against » pour la juste rémunération des artistes. En 2016, elle a cofondé la librairie d’art et de pensée critique La Dispersion à Genève.